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Manuel González Prada : une conception libertaire
de l'éducation et de la famille

Joël DELHOM
CRILAUP - GRAL-CNRS


Publié dans : Famille et éducation en Espagne et en Amérique latine, ss. la dir. de Jean-Louis Guereña, Tours, Publications de l'Université François Rabelais-CIREMIA (Série « Etudes hispaniques » ; XV-XVI), 2002, p. 619-629.


Au professeur Jean Ducos,
qui nous a transmis le goût de l'histoire sociale.

Manuel González Prada (1844-1918) s'est très tôt intéressé au problème de l'éducation au Pérou, comme l'atteste l'essai "Instrucción laica", daté de 1892 et publié dans son premier ouvrage, Pájinas libres, en 1894 (). Ce texte, qui sert de base à la première partie de notre communication, n'est pas le seul à aborder le sujet et nous avons eu recours à d'autres écrits pour approfondir notre analyse. La devise de Prada, "propaganda y ataque", le tenant éloigné des traités sentencieux, le lecteur est tenu de prospecter patiemment l'œuvre du polémiste pour y découvrir les pierres disséminées de son édifice philosophique.
Cet essai, déjà parmi les plus longs du livre, a été considérablement remanié et augmenté entre 1895 et 1905, signe d'une préoccupation constante de l'auteur pour le sujet, et a vu son titre se changer en "Instrucción católica". Faisant clairement de l'enseignement un enjeu, cette simple modification dévoile les deux pôles idéologiques entre lesquels s'inscrit la réflexion et en suggère aussi les limites formelles : le discours est tiraillé entre le plaidoyer pour une éducation laïque et le réquisitoire contre l'enseignement confessionnel. L'école, en effet, est l'enjeu capital de la croisade anticléricale menée par G. Prada. Le changement de l'épithète du titre révèle également le décalage entre, d'une part, les souhaits d'un auteur plein d'espoir qui écrit en France, un pays réalisant partiellement ses aspirations, et d'autre part, la réalité du Pérou retrouvé, qui oblitère ses illusions et le conduit à réviser son texte (). Le nouvel intitulé est un aveu d'impuissance, mais non de résignation ; de pessimisme, non de désespoir. "Instrucción católica" dénonce la mainmise du clergé sur l'éducation primaire, la déficience des enseignements secondaire et supérieur publics et la quasi absence d'établissements laïques privés au Pérou. Cependant, Prada croit en l'amélioration de la nature humaine et la condamnation de l'éducation catholique s'articule à un combat pour l'émancipation de la femme de la double tutelle du prêtre et du mari.
Contre une éducation rétrograde et avilissante
Le constat dressé en 1892, à savoir la multiplication des écoles religieuses avec l'assentiment des autorités politiques et administratives, est aggravé par l'accession à la présidence de Piérola, en 1895. Le gouvernement subventionne dès lors abondamment l'enseignement catholique au détriment du secteur public. Le pouvoir répond ainsi aux attentes des couches privilégiées, qui ne souhaitent pas le mélange des classes sociales et préfèrent éduquer leurs enfants dans les établissements privés, notamment chez les Jésuites. Ce faisant, les congrégations catholiques, qui monopolisent pratiquement l'éducation des jeunes filles de bonnes familles, reçoivent les moyens d'assouvir leur ambition de contrôler l'éducation de tous les enfants, sans distinction. Le clergé étranger semble être le plus actif dans ce renouveau de l'éducation confessionnelle. On voit par exemple les prêtres italiens "se spécialiser" dans les écoles fréquentées par le peuple, en particulier les établissements d'enseignement technique et professionnel. Pour G. Prada, il s'agit d'une stratégie expansionniste de l'Eglise pour placer sous sa tutelle l'ensemble de la société.
L'auteur examine successivement l'éducation primaire des filles et des garçons dans les congrégations catholiques. Les premières ne reçoivent, en guise d'instruction générale, qu'un simple vernis destiné à faire illusion en société et, comme éducation ménagère, n'apprennent rien de vraiment utile. Plus grave encore, leur épanouissement physique est contrarié par une alimentation insuffisante et les effets de l'enfermement. Dans un de ses excès polémiques, Prada écrit même que l'enseignement catholique est une cause de la dégénérescence physique de l'aristocratie péruvienne. L'enseignement religieux est également inadapté sur le plan moral, car il ne prépare pas les femmes à leur futur rôle d'épouse et de mère. En somme, constate Prada, l'enseignement est à la fois une excellente affaire commerciale pour les congrégations et un grand moyen de "diffusion du fanatisme" ().
L'éducation des garçons n'a rien à envier à celle des filles. L'enseignement dispensé, conforme au dogme, est la négation même du rationalisme ; il forme des "cerveaux défectueux". Il est également immoral, explique Prada, qui fait reposer la formation morale sur la science et non sur la foi. Dans le texte modifié après 1894, il s'élève violemment contre la pratique de l'internat, hybride de caserne et de couvent. Le pensionnat institutionnalise la ségrégation sexuelle et vise à anéantir la personnalité de l'élève et son esprit d'initiative, pour faire de lui un être soumis et docile. Outre le conformisme, l'internat cultive aussi la misogynie et l'homosexualité. La ségrégation, en effet, conduit à la méconnaissance, puis à l'hostilité et au mépris à l'égard des femmes. Les enfants, affirme le polémiste, y sont souvent victimes de sévices sexuels. En définitive, l'internat fabrique des tyrans domestiques et des libertins au lieu d'en faire de bons époux et de bons pères de famille. L'enseignement des Jésuites essuie une attaque d'autant plus vive qu'il est le préféré de l'aristocratie : rétrograde et falsificateur, élitiste et sectaire, il privilégie la quantité sur la qualité, au détriment de la solidité du jugement. Prada considère que la réputation des Jésuites dans ce domaine est largement usurpée.
Il conclut, par conséquent, à un échec total de l'enseignement catholique, notamment primaire, tant sur le plan de l'instruction que sur celui de l'éducation : "Aquí no se educa y apenas se instruye", affirme-t-il catégoriquement (). L'instruction y est trop superficielle et non scientifique ; l'éducation, immorale et donc socialement néfaste. C'est que les religieux, écrit Prada, outre leur manque de qualification scientifique, sont inaptes à la pédagogie, car ce sont des hommes et des femmes "incomplets", c'est-à-dire éloignés de la réalité de la vie, n'ayant pas connu les joies de l'amour, de la maternité ou de la paternité, la dureté d'une vie de labeur, etc. G. Prada va même jusqu'à considérer l'éducation religieuse comme la source de certains maux politiques et sociaux du Pérou en particulier et de l'Amérique du Sud en général (la déroute dans la guerre de 1879 contre le Chili, la prostration sociale des indiens, les "prostitutions politiques", les "guerres de prétoriens et escarmouches de bandits" - comprendre révolutions et guerres civiles -, les dictatures et leur férocité). Prada établit donc un parallèle entre la sphère publique et la sphère privée (dictateurs / tyrans domestiques ; prostitutions politiques / libertins), les effets pervers de l'éducation catholique y étant comparables.
En ce qui concerne l'instruction publique au Pérou, le problème est qu'elle est aussi catholique de facto, puisque le catholicisme est religion d'Etat. L'enseignement primaire étant obligatoire, les familles pauvres sont privées de la liberté de choisir entre une éducation religieuse et une éducation laïque. Le clergé est donc en situation de monopole ; il y a collusion entre l'Etat et l'Eglise contre les libertés publiques.
Prada juge déficients les enseignements secondaire et supérieur, pour au moins deux raisons. En premier lieu, les enseignants ne reçoivent aucune formation les préparant à leur tâche () et, en deuxième lieu, l'absence d'une rémunération convenable les contraint à n'exercer leurs fonctions qu'à temps partiel, en complément d'une autre activité rémunératrice, surtout les universitaires. Plus tard, en 1906, il critiquera aussi la toute nouvelle Ecole Normale de Lima, créée l'année précédente. Cette institution, copiée du modèle français, lui paraît être mal adaptée à la réalité péruvienne et soumise au contrôle excessif du gouvernement, qui prive ainsi son directeur de toute velléité innovatrice. Prada doute même des compétences pédagogiques de ce dernier, choisi dans le camp catholique. Quant à l'Inspecteur chargé du contrôle ministériel, il est qualifié d'"Attila de l'éducation nationale" et de "personne la moins digne" d'exercer ces fonctions. Le reste de l'appareil administratif n'est pas mieux traité : le Conseil supérieur de l'Instruction publique est un "conclave d'ignorants, une camarilla dominée par la ruse et la charlatanerie", les ministres de l'Instruction, se "préoccupent davantage de politique que de questions sociales"... Comment s'étonner alors que le favoritisme préside à la sélection des élèves instituteurs et que soient recrutés des individus n'ayant pas même le niveau élémentaire requis pour enseigner ?
L'éducation professionnelle et technique n'est pas non plus exempte de critiques. Prada distingue deux cas de figures : soit elle est négligée par l'Etat (c'est le cas de l'Ecole des Arts et Métiers et de l'Institut d'Agriculture), soit elle est élitiste (cas de l'Ecole des Constructions Civiles et des Mines). Elle s'avère donc inadaptée aux besoins de la nation et orientée exclusivement vers les besoins de la classe dirigeante, creusant ainsi le fossé entre les classes sociales au lieu de le combler.
L'enseignement universitaire recueille le même type de reproches. Son caractère essentiellement juridique, sans autre formation spécifique, est inutile à la société. L'intérêt public y est sacrifié à l'ambition personnelle et à la vanité des membres de l'oligarchie. Prada y critique aussi l'absence de rationalisme, en raison de la prédominance du dogme religieux dans l'enseignement et, en 1908, il incitera même les étudiants à la révolte. Pour résumer, les enseignements primaire et technique de base sont sacrifiés au supérieur dans un système d'éducation conçu comme un instrument de domination et d'exploitation.
Il existe aussi au Pérou, à la fin du XIXe siècle, un secteur primaire et secondaire libre et laïque qui recueille l'assentiment de Prada, mais dont il déplore la marginalité et l'absence de moyens financiers. C'est en partie de la faute des libres penseurs qui, inconscients ou hypocrites, cédant à la pression conjuguée de leur femme et du milieu social, scolarisent leurs enfants chez les religieux au lieu de les envoyer dans ces écoles laïques. Prada trouve, par ailleurs, inégale la valeur du personnel de ces établissements et semble regretter qu'il n'y ait pas de réglementation fixant des critères pour son recrutement. En plusieurs occasions, il dénonce la duplicité de certains enseignants qui exercent dans les écoles laïques tout en étant eux-mêmes profondément croyants. Les pédagogues recrutés en Europe sont rarement les meilleurs et, de toute façon, suscitent l'hostilité de leurs homologues péruviens. Prada déplore aussi l'inexistence d'un enseignement supérieur libre et laïque. "En resumen, écrit-il : si la enseñanza oficial es casi siempre una inoculación morbosa, la enseñanza libre suele degenerar en industria ilícita o comercio con fraudes y contrabando" ().
L'éducation ferment du progrès
On devine, par contraste, quel type d'éducation serait du goût de notre auteur. Il avoue, sans détour, que son modèle est celui de la IIIe République française, inspiré de l'idéal de Condorcet, mais on distingue aussi clairement l'idéal antique de formation harmonieuse de l'esprit et du corps, prôné dès le XVIe siècle par Rabelais et Montaigne, et l'influence des idées anarchistes.
Tout d'abord, s'il reste partisan de la liberté de l'enseignement, Prada estime que l'instruction publique doit être laïque et gratuite. Il admet cependant, à titre transitoire, que les matières religieuses deviennent optionnelles. Mais il ne croit pas en la neutralité de l'enseignant : rester muet sur Dieu équivaut à le nier (). Il est intéressant de remarquer que les idées de Prada, sur la question délicate des rapports entre l'instruction et l'éducation, se sont complètement inversées après 1894. Dans la version de 1892, il considère, comme Tolstoï, que l'école doit se limiter à instruire en laissant de côté la morale, tandis que dans le texte postérieur il réfute la "différence purement scolastique entre l'éducation et l'instruction" (). C'est chez Auguste Comte qu'il puise le fondement de cette nouvelle position, selon laquelle la morale dérive de la science. L'enseignement doit donc, évidemment, reposer sur une base scientifique et être confié à des personnes convenablement formées et qualifiées. D'un point de vue pédagogique, l'éducation publique doit être mixte et avoir pour objectif de développer, en la respectant, la personnalité propre de l'individu. Il faut former le jugement, apprendre à réfléchir, cultiver l'esprit critique et ne pas encombrer la mémoire : "plutôt la tête bien faite que bien pleine", selon l'expression de Montaigne. Prada définit l'éducation comme un "engendrement psychique", donc comme une maïeutique, où maître et élève interagissent d'égal à égal. L'instruction ne peut être considérée comme une fin en soi, elle n'est qu'une partie de l'éducation, qui doit avoir pour but d'améliorer la nature humaine et non de servir les intérêts d'un Etat ou d'une Eglise, en formant des automates. L'autorité et la discipline doivent être sacrifiées à la liberté de l'individu ().
Les idées que défend Prada concordent globalement avec les principes avancés dans le programme du Comité pour l'enseignement anarchiste, rédigé en 1882 par Pierre Kropotkine, Elisée Reclus, Louise Michel, Jean Grave et quelques autres (), aussi croyons-nous justifié de parler ici d'une conception libertaire de l'éducation, bien que Prada n'ait pas, ou très peu, abordé certains aspects du programme (les classements qui sont source de rivalités et de jalousies, les programmes qui entravent l'initiative, la parité de l'enseignement industriel avec l'enseignement théorique, ainsi que l'éducation physique). La principale différence avec le mouvement anarchiste est que Prada ne se défie pas de l'école laïque contrôlée par l'Etat, ce en quoi il rejoint Sébastien Faure (). L'éducation et l'instruction, en tant qu'œuvres d'émancipation morale et intellectuelle, sont considérées comme des facteurs révolutionnaires déterminants. Prada y voit d'ailleurs un des moyens d'arracher les indigènes à leur condition sociale (). On pourra peut-être regretter que Prada n'aie fait que poser les principes d'une meilleure éducation, sans se prononcer sur des modalités précises d'application, mais son tempérament ne s'y prêtait guère. Quoi qu'il en soit, ses idées trouveront un certain écho auprès des étudiants promoteurs, quelques années plus tard, de la réforme universitaire, puisqu'en 1922 la Fédération des Étudiants du Pérou, dirigée par Víctor Raúl Haya de la Torre, donnera aux nouvelles Universités Populaires le nom de l'écrivain anarchiste.
"La femme est l'avenir de l'homme"...
"Más que al Estado, cumple a los individuos la secularización de la vida. Desterrando del hogar al sacerdote, se le arroja de la escuela; quitándole la madre, se le arrebata el niño, se le cierra el porvenir", explique González Prada en 1904, dans sa conférence "Las esclavas de la Iglesia", texte fondamental pour la seconde partie de notre exposé (). Comme le combat pour laïciser l'école doit en premier lieu être mené dans les foyers, il est indissociable de la question du statut de la femme. Nous avons dit auparavant que Prada souhaite une éducation qui fasse des garçons de bons maris et de bons pères de famille, et des filles de bonnes épouses et de bonnes mères. Cette idée peut paraître fort restrictive et même rétrograde. Mais ne nous y trompons pas. Sa conception du ménage, comme celle de Proudhon ou de Comte, est une conception de sociologue, qui voit dans la famille l'élément essentiel de la société, où s'élabore la conscience droite du citoyen. Si l'on retrouve chez lui une forte influence des deux philosophes français, Prada dénonce les aspects réactionnaires de leurs théories, notamment leur misogynie, et se fait l'avocat de l'émancipation de la femme, maintenue sous le double joug du pouvoir religieux et du pouvoir civil.
Bien que Prada partage avec Proudhon l'idée que la société devient une "pornocratie", ce régime où prédomine l'influence des courtisanes, s'il est, comme lui, convaincu de la nécessité de mœurs saines ne s'accomodant pas de l'esclavage des sens, s'il constate aussi la dégénérescence de l'esprit masculin contaminé par l'abusive influence féminine, l'abdication des principes virils, la résignation de l'homme face à l'influence croissante de la femme, il diverge radicalement sur l'explication de cette dislocation de la famille patriarcale, dont il ne souhaite pas le maintien, du reste, la jugeant barbare. Alors que Proudhon l'attribue à l'émancipation de la femme, Prada, d'une manière un peu paradoxale, y voit la conséquence de l'éducation catholique. Celle-ci crée artificiellement la discordance entre les sexes et leur hiérarchisation sociale : en maintenant la femme dans l'ignorance intellectuelle, avec la complicité hypocrite de l'homme qui croit ainsi préserver sa domination, l'Eglise fait jouer au sexe un rôle excessif dans la relation femme-homme, qui devient une relation de pouvoir. Ceci étant, l'homme ne réalise pas qu'il se place lui-même, par le biais de son épouse, sous le contrôle du prêtre. En effet, l'homme étant soumis au pouvoir charnel de la femme, et la femme au pouvoir spirituel du prêtre, celui-ci gouverne l'ensemble de la famille, prenant également possession des enfants (). La religion nuit ainsi à l'harmonie du foyer, tout comme elle nuit à l'harmonie universelle. La femme, qui ne comprend pas les efforts de son mari pour échapper à la tyrannie de la religion, se transforme en son ennemie au sein même du foyer, en espionne du prêtre, alors que l'homme a grand besoin de son soutien ().
La réflexion de Prada s'appuie sur une analyse de la société péruvienne : au Pérou, dit-il, les femmes possèdent davantage de force de caractère que les hommes. Des femmes éduquées de manière laïque et rationnelle pourraient donc exercer une influence positive sur leur mari. L'éducation rendrait possible la compréhension et l'échange entre les deux moitiés de l'humanité que la religion oppose. La relation de pouvoir deviendrait alors une relation de collaboration et d'enrichissement mutuel à partir des caractères distinctifs que Prada, à la suite de Comte, attribue de manière spécifique, mais non exclusive, à chaque sexe : sociabilité et sentiment pour la femme ("partie sensible de l'humanité") ; raison pour l'homme ("partie pensante"). Bien que Prada ne soit pas exempt d'une condescendance suspecte, il ne faut pas interpréter cette distinction comme un jugement de valeur. En effet, il considère que la femme, loin d'être inférieure à l'homme, est la véritable force civilisatrice de l'humanité et la maîtresse d'œuvre de l'éducation des enfants, le sentiment étant une arme plus puissante que la raison (). Prada se sépare donc de Comte en recherchant l'égalité homme-femme et l'harmonie du couple dans un équilibre de l'intelligence et du sentiment, c'est-à-dire que le rapport de séduction ou la relation affective ne doivent pas primer la complicité intellectuelle, mais se trouver au même niveau. Prada défend ainsi la thèse de la complémentarité entre l'homme et la femme. C'est là une conception bien différente aussi de celle de Proudhon, lequel tend à magnifier et sublimer le rôle de la femme dans le ménage conjugal pour mieux asseoir la domination traditionnelle du mari. Ce moraliste misogyne veut la famille sacrée, le mariage inviolable, le père souverain, la femme obéissante et affirme la triple infériorité de celle-ci, physique, intellectuelle et morale ; tout le contraire d'un Prada, pour qui les faiblesses de la femme sont le fait d'une éducation avilissante, non de la nature. L'épouse n'est donc pas déterminée à assumer le rôle subalterne de ménagère ou d'auxiliaire du mari, que lui destinent Proudhon et Comte ().
D'autre part, tandis que Proudhon néglige l'amour dans le couple et que l'Eglise jette un voile sur la relation sexuelle, Prada fait de la passion amoureuse une force morale du ménage et de la société tout entière. La passion est d'ailleurs perçue comme un atout dans le processus d'émancipation, car le véritable amour va au-delà de la simple attirance physique : c'est un mélange de relations sentimentales et intellectuelles visant l'amélioration de l'être par la connaissance. Dans cette conjonction idéale de l'affect et de l'intellect, le second élément constitue le lien le plus solide, à l'inverse de la réalité analysée par G. Prada. L'amour, pour lui, justifie et moralise le divorce et l'union libre, face à "la prostitution légale du mariage" sans amour, sanctifié par l'Eglise (). Si on est loin de la réhabilitation de la chair des saint-simoniens et de la "papillonne" de Fourier, G. Prada a compris, contrairement à Proudhon, que les vieilles conceptions sociales devaient être révisées.
C'est à l'homme qu'incombe le devoir moral de conduire la femme vers sa libération, car elle est trop aliénée pour y parvenir seule, mais celle-ci ne pourra s'émanciper que grâce à ses propres efforts. Les nations protestantes, explique Prada, sont un modèle et une source d'espoir car l'égalité des sexes s'y dessine à l'horizon ; il pense même que le pouvoir politique y sera bientôt partagé entre l'homme et la femme.
L'éducation catholique a donc fini par rendre l'être humain déficient : la femme, maintenue dans l'ignorance, a besoin de cultiver la raison et l'homme, éduqué dans l'insensibilité à l'égard d'autrui, doit développer le sentiment. La femme a ainsi le pouvoir d'humaniser l'homme et l'homme celui d'émanciper la femme : ils sont donc interdépendants. Il n'y aura progrès de l'humanité vers "la vérité et le bien" que si les deux sexes s'allient et coopèrent, conformément au concept d'entraide de Kropotkine (). Prada, en quelque sorte, substitue à l'ancienne et à la nouvelle alliance bibliques entre Dieu et les hommes, une alliance d'une autre nature, entre les deux composantes de l'humanité. Il envisage ainsi concrètement, d'après la loi des trois états de Comte, le passage de l'ère métaphysique à l'ère scientifique. Le résultat de cette alliance du troisième type sera l'être humain de l'avenir qui aura développé harmonieusement la raison et le sentiment, par une éducation laïque fondée sur la "liberté et la science". Madame Ackermann (Louise Victoire Choquet), poétesse dont Prada fait l'éloge, et la révolutionnaire Louise Michel semblent être les prototypes de ces femmes libérées (), annonciatrices de la nouvelle humanité qui vivra "dans la cité laïque, sans temple ni prêtre, sans autres divinités que l'Amour, la Justice et la Vérité !" ().

En conclusion, si Prada fait de la laïcité de l'enseignement un enjeu dont dépend l'avènement de l'ère positive, il nous prévient aussi que l'instruction ne saurait suffire et que le statut de la femme dans la société conditionne l'épanouissement de l'être humain intégral. Nous laisserons le mot de la fin à Manuel González Prada dont le message, mis à part ses fondements néopositivistes périmés, n'a malheureusement rien perdu de son actualité à une époque où renaissent les intégrismes totalitaires et obscurantistes, où se développe l'irrationnel sous toutes ses formes et où l'égalité des sexes demeure un objectif à atteindre :
"Según Tocqueville, quien ha formado la América del Norte es la mujer norteamericana. Ella formaría no sólo cien Américas, sino crearía mil universos. Cada esposa fecunda lleva en sus entrañas el germen de futuras humanidades, llamadas a expandirse en la individualidad consciente o condenadas a vegetar en el gregarismo religioso. [...] Concluyo, señores, diciendo algo que desearía grabar en el cerebro de todas las mujeres y también de muchos maridos: los pedagogos elaboran pedantes, los sacerdotes fabrican hipócritas, sólo las verdaderas madres crean hombres" ().



ANNEXE : Principaux titres de González Prada consultés


Anarquía,
Santiago de Chile, Ed. Ercilla, 1940, 174 p.
- "Luisa Michel", p. 140-143.
Nuevas páginas libres,
Santiago de Chile, Ed. Ercilla, 1937, 254 p.
- "Madame Ackermann", p. 125-138.
Páginas libres. Horas de lucha ; pról. y notas de Luis Alberto Sánchez, [Caracas], Bib. Ayacucho, Gráfica Armitano, 1976, 395 p.
- "Instrucción católica", Páginas libres, p. 71-89.
- "Las esclavas de la Iglesia", Horas de lucha, p. 235-246.
Propaganda y ataque, Buenos Aires, Ed. Imán, 1939, 229 p.
- "La santa ignorancia", p. 39-44.
- "La educación de los Jesuítas", p. 85-89.
Prosa menuda, Buenos Aires, Ed. Imán, 1941, 249 p.
- "Enfrailados", p. 15-18.
- "Sesenta por ciento", p. 19-21.
- "Por San José", p. 23-25.
- "Clases sociales", p. 43-45.
- "Cuidado con ellas", p. 53-55.
- "Crónica salesiana", p. 71-72.
- "Los pedagogos europeos", p. 153-154.
- "La Escuela Normal", p. 159-161.
- "Universidad de Arequipa", p. 187-188.

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